XI
LE COUTELAS

La maison qui servait désormais de quartier général aux forces de plus en plus nombreuses en garnison au Cap était l’ancienne demeure d’un riche négociant hollandais. Elle était blottie sous la barrière infranchissable que formait la montagne de la Table et bénéficiait, quand cela se présentait, de la brise venue de la mer où navires et soldats attendaient les ordres.

Dans la vaste pièce donnant sur la mer, de grands panneaux de toile oscillaient d’avant en arrière, actionnés par des serviteurs qui restaient dissimulés pour ne gêner personne. Des stores étaient tirés devant les grandes fenêtres, mais, même ainsi, la lumière reflétée par la mer restait aveuglante. Le ciel était rose saumon, comme au lever du soleil. En fait, il était midi. Bolitho s’agitait dans un fauteuil en rotin tandis que le général achevait de lire le rapport qu’une ordonnance venait tout juste de lui remettre.

Le major général Sir Patrick Drummond était un homme de haute taille et solidement bâti, au visage presque aussi écarlate que sa tunique. Il avait remporté quelques succès au début de la campagne dans la Péninsule et dans d’autres affaires de moindre importance. Il avait la réputation d’être plus soldat que nature : sachant écouter, mais tout aussi prêt à ramener dans le chemin de la discipline qui dérogerait à ses critères personnels.

Bolitho avait déjà vu quelques-uns de ces militaires que Drummond allait devoir fondre en une équipe capable de débarquer sur ces îles et de s’en emparer, quel qu’en soit le prix. Sa tâche n’était guère enviable.

Drummond, quant à lui, était à demi allongé, les pieds sur une petite table. Bolitho avait remarqué ses bottes, noires et luisantes comme du verre, ainsi que les superbes éperons qui les décoraient. Sans doute le travail d’un orfèvre de renom.

Le général leva les yeux à l’arrivée d’un serviteur qui lui servit du vin ainsi qu’à son visiteur.

— Comme vous le savez, commença Bolitho, tous mes bâtiments ont pris la mer et j’attends l’arrivée de deux bricks.

Le général attendit que le serviteur eût déplacé son verre de façon qu’il puisse le prendre sans peine.

— Je crains seulement que nous n’ayons une réaction exagérée.

Il gratta un de ses longs favoris grisonnants, puis ajouta :

— Vous êtes un officier de marine célèbre et vous avez remporté de nombreux succès, sir Richard. Ce n’est pas rien, un compliment pareil dans la bouche d’un soldat, non ? Mais que l’on ait envoyé quelqu’un d’aussi prestigieux que vous, voilà qui me surprend. J’aurais cru qu’un capitaine de vaisseau ancien, allez, un commodore, aurait fait l’affaire. C’est comme si l’on recrutait dix porteurs pour soulever un mousquet !

Bolitho but une petite gorgée de vin. Il était parfait et lui rappelait d’autres souvenirs : les celliers de St James’s Street, Catherine qui voulait être sûre que ce qu’elle achetait pour lui était aussi bon que ce que prétendait le vendeur.

— Je ne pense pas, répondit-il, que cette campagne sera facile si nous n’arrivons pas à neutraliser les forces navales ennemies. Elles doivent être basées à l’île Maurice et nous devons prévoir qu’il pourrait y en avoir d’autres dans des îles de moindre importance. Si l’ennemi avait réussi à tomber sur nos transports, nous aurions échoué à la Martinique.

Drummond eut un petit sourire ironique.

— Mais grâce à vous, j’imagine, ils se sont pris un bon coup dans le nez !

— Nous étions préparés, sir Patrick. Au jour d’aujourd’hui, nous ne le sommes pas.

Drummond se tut, pensif, essayant d’évaluer les conséquences de ce qu’il venait d’entendre, fronçant le sourcil lorsqu’un peu de son monde à lui pénétra dans la pièce longue et sombre. On entendait la troupe marcher au pas cadencé, des claquements de sabots, le cliquetis des harnachements, des sergents qui hurlaient des ordres. Les hommes étaient sans doute à demi aveuglés par la sueur, à faire ainsi l’exercice dans cette lumière éblouissante qui ne leur laissait aucun répit. Drummond finit par dire :

— Je passerais bien Noël ici. Ensuite, il faudra voir.

Bolitho songeait à l’Angleterre. Il devait faire froid, la neige tombait peut-être, encore qu’il n’y en eût guère en Cornouailles. Sous la pointe de Pendennis, la mer devait être démontée, grise, les lames qui se brisaient sur les rochers dont il se souvenait si bien. Et Catherine… Londres allait-il lui manquer ? Et moi, est-ce que je lui manque ?

— Si vous aviez davantage de vaisseaux… lui dit Drummond.

Bolitho sourit.

— C’est toujours ainsi, sir Patrick. Une escadre devrait être en route à l’heure qu’il est avec des troupes et du ravitaillement.

Il se demandait ce qu’avait pu éprouver Valentine Keen en quittant Zénoria. Hisser sa marque de commodore avait dû lui paraître simple, après ses années de commandement, après avoir été capitaine de pavillon de Bolitho.

Il était si différent de Trevenen. Trevenen qui avait pris la mer à bord de sa puissante Walkyrie, avec ses frégates de chaque bord pour donner le maximum de portée aux vigies et leur permettre de détecter tout bâtiment mal intentionné. Navire de guerre ou pirate, cela ne faisait guère de différence, vu d’un lourd bâtiment marchand.

Drummond agita une sonnette et attendit que le serviteur revînt remplir leurs verres. Il se tourna vers la porte en aboyant :

— Entrez donc, Rupert ! Ne restez pas là à traînasser !

Rupert était un major que Bolitho avait déjà rencontré.

Apparemment, il était le bras droit de Drummond, mélange de Keen et d’Avery en une seule personne.

— Qu’y a-t-il ? demanda Drummond à son domestique. Une autre bouteille, mon vieux, et que ça saute !

Le major reconnut Bolitho et lui fit un bref sourire.

— Le sémaphore a signalé un nouveau navire, amiral.

Drummond se figea, son verre à mi-course.

— Quoi ? Eh bien, allez-y, crachez le morceau ! Je ne lis pas dans les pensées et Sir Richard, ici présent, n’est pas un espion !

Bolitho devait se retenir de sourire. Drummond n’était pas un homme facile à servir.

— Il s’agit du Prince Henry, amiral.

Drummond en resta les yeux écarquillés.

— Ce foutu transport de déportés ? On ne l’attendait pas au Cap, j’en aurais été informé.

Bolitho répliqua tranquillement :

— Je me trouvais à Freetown lorsqu’il a levé l’ancre. Il devrait être au milieu de l’océan Indien.

Les autres le regardaient sans trop savoir que dire. Bolitho reprit :

— Demandez à mon aide de camp d’aller voir et de me rendre compte, je vous prie. Ce vin est trop bon pour que je vous laisse.

Il espérait que ce petit commentaire facétieux dissimulerait l’inquiétude soudaine qu’il ressentait. Que s’était-il passé ? Les transports ne perdaient jamais de temps. Leurs capitaines n’étaient jamais sûrs de rien avec cette cargaison de gens condamnés pour un crime ou un autre.

Drummond se leva pour dérouler quelques cartes sur la table.

— Pour passer le temps, je peux vous montrer ce que nous prévoyons de faire à l’île Maurice. Mais il me faut de bons fantassins – la plupart de mes hommes sont à peine formés. Le « duc de fer » fait ce qu’il faut pour garder la crème des régiments dans la Péninsule, la peste soit de lui !

Mais on sentait malgré tout une certaine admiration dans sa sortie.

Avery et le major qui avait l’épée aux reins mirent près d’une heure à revenir.

— C’est le Prince Henry à n’en pas douter, sir Richard, annonça Avery. Il a hissé un signal et réclame une aide médicale.

— J’ai prévenu le chirurgien, amiral, ajouta le major.

Avery reprit, s’adressant à Bolitho :

— L’officier de garde a été averti et les canots de rade sont déjà en route.

Il restait impassible, mais Bolitho devinait ce qu’il en pensait. Une demande d’aide médicale pouvait signifier qu’une terrible fièvre, ou même la peste, s’était déclarée à bord. La chose n’était pas rare. Et si l’épidémie se répandait dans les garnisons et dans ce camp bondé, elle y ferait des ravages comme un feu de forêt.

Le général s’approcha de la fenêtre, tira le store et attrapa une lunette en laiton posée là.

— Il vient dans le vent. L’officier de garde lui a ordonné de mouiller – il déplia très lentement sa lunette : A voir ce que je vois, il s’est fait saccager !

Il tendit son instrument à Bolitho et ordonna d’un ton bref :

— Allez voir là-bas, Rupert, et au pas de course ! Prenez mon cheval si vous voulez. Et emmenez quelques hommes avec vous au cas où il y aurait des problèmes.

La porte se referma et Drummond dit d’une voix remplie de colère :

— J’ai obtenu le dix-huitième d’infanterie, mais le reste ? De la cavalerie volontaire et les fusiliers du comté d’York, votre convoi ferait bien de se dépêcher !

En regardant par la fenêtre, Bolitho vit que le transport avait mouillé et que le canot de rade avait déjà accosté ainsi que des allèges. D’autres embarcations du port tournaient autour en restant à bonne distance.

Mais pour quelle raison un bâtiment de guerre ou un corsaire s’intéresseraient-ils à un vieux transport et à une cargaison de déportés ? Autant plonger la main dans la tanière d’un furet.

Il effleura son œil car la lumière crue le lançait comme un tison brûlant.

Il était déjà tard dans l’après-midi lorsqu’Avery revint au quartier général. Il posa l’étui en cuir de la lunette sur la table et dit :

— Voici ce que nous avons trouvé dans la cabine, sir Richard.

Bolitho s’en saisit. Il pensait à la femme de Herrick, mourante, à Catherine qui s’était occupée d’elle.

Avery l’observait.

— Le maître du Prince Henry s’est fait aborder par des hommes armés commandés par un officier français. Ils ont fait prisonnier le contre-amiral Herrick, avant de laisser repartir le navire. Le capitaine Williams a décidé de rebrousser chemin, afin que nous sachions ce qui s’est passé. Son second a été tué et il a eu quelques blessés graves.

Tout le monde se taisait, comme si personne ne voulait troubler les réflexions de Bolitho. Plus tard, Avery devait comprendre qu’il avait deviné ce qu’il adviendrait et qu’il connaissait les raisons de cette attaque.

Bolitho ouvrit l’étui de cuir et y trouva un bout de papier. Il l’approcha de la lumière et reconnut l’écriture peu soignée de Herrick. Il s’agit du Trident, brigantin, sous pavillon brésilien. Mais c’est un corsaire américain. Je l’ai déjà vu. Il n’avait ni signé ni ajouté d’autre commentaire. Il devait savoir, en outre, que c’était lui qu’ils cherchaient. La patte de Baratte, une fois de plus : faire des choses une affaire de personnes, pour les rendre encore plus implacables.

— Qu’allons-nous faire ? demanda Drummond.

— Je ne peux pas grand-chose tant que mes vaisseaux n’auront pas trouvé un indice qui nous conduise jusqu’à l’ennemi.

— Je crois me souvenir que le contre-amiral Herrick était l’un de vos amis.

— Et Baratte en est visiblement lui aussi convaincu.

Il sourit, puis redevint soudainement grave. Il se reprit :

— C’est mon ami, sir Patrick.

Drummond se pencha sur ses cartes.

— Cela signifie qu’ils en savent plus que je ne le souhaiterais sur nos intentions.

Bolitho se souvenait de ce que lui avait dit Adam, au sujet de cette grosse frégate américaine, l’Unité. Coïncidence ? C’était peu vraisemblable. Était-elle impliquée ? Dans ce cas, la situation pouvait dégénérer en guerre ouverte, à un moment où les Français avaient plus besoin que jamais de briser le blocus anglais et de diviser ses armées victorieuses grâce à un allié inattendu.

Il leva les yeux, ses idées redevenaient claires.

— Allez chercher Yovell et dites-lui de se tenir prêt à rédiger quelques ordres.

Il y voyait dans sa tête comme sur une carte.

— Je veux que la Walkyrie et la Laërte rentrent ici immédiatement, l’Anémone reste en croisière et poursuit ses recherches. Je vais donner l’ordre à l’une des goélettes de retrouver Trevenen le plus vite possible. De toute manière, l’Orcades de Jenour et l’autre brick doivent arriver d’ici demain.

Il regardait autour de lui, comme s’il se sentait pris au piège.

— Il faut que je prenne la mer.

Il s’arrêta, paraissant surpris par quelque chose, par lui-même, qui sait.

— Nous allons faire prévenir Freetown par le premier aviso disponible. Je veux avoir James Tyacke avec moi. Et, comme quelqu’un me le faisait observer récemment, c’est moi qui suis ici l’officier de marine le plus ancien.

Il avait le regard perdu dans l’ombre, peut-être s’attendait-il à voir tous ces visages disparus fixés sur lui.

— Nous ne sommes peut-être plus une bande d’amis, ni « Nous, les Heureux Élus », mais nous allons faire une belle démonstration à Baratte, et il n’y aura pas d’échange de prisonniers ce coup-ci !

Lorsque Bolitho et son aide de camp se furent retirés, le major général repensa à la scène à laquelle il venait d’assister.

C’était un soldat, un soldat de valeur, et il n’était pas le seul à le penser. Il n’avait guère travaillé jusqu’ici avec la marine royale et, lorsque cela avait été le cas, il n’en avait guère été satisfait. Il n’y avait rien de mieux que la tradition et la discipline en vigueur dans l’armée de terre, quels que soient les rebuts qu’il fallait former pour qu’ils fassent honneur à leur régiment.

Il avait entendu parler de la conduite de Bolitho en Angleterre, où sa liaison scandaleuse avec la Somervell avait dressé la bonne société contre lui. Il avait aussi eu des échos de la conduite courageuse de cette femme après la perte du Pluvier Doré sur un récif.

Il avait ressenti dans cette pièce un certain charisme, il avait vu de ses yeux sa démonstration. Il avait vu le feu qui dévorait cet homme, l’angoisse qu’il pouvait ressentir pour un ami, lequel avait peut-être fait partie de ces « Heureux Élus ».

Un peu plus tard dans la journée, alors que Yovell venait enfin de poser sa plume et qu’Avery était parti porter les ordres à la goélette, avec Ozzard qui allait et venait silencieusement en disposant la table pour le souper, Bolitho réfléchit à ce qu’il se préparait à faire. C’était dangereux, probablement. Mais il n’avait pas d’autre option. Il laissa son regard errer autour de lui. Toute brillante à la lumière des chandelles, la lunette de Herrick était posée près de la fenêtre, dans ses appartements d’emprunt, comme pour lui rappeler son existence, à supposer que cela fût nécessaire.

Il dit à haute voix : « Ne vous en faites pas, Thomas. Je vous retrouverai et il n’y aura plus jamais de malentendus entre nous. »

 

Navigant au près serré sous focs et huniers, la frégate de Sa Majesté britannique Anémone taillait sa route sur une mer bleu sombre. Son reflet dans l’eau était à peine troublé par la longue houle de l’océan.

Dans sa chambre, le capitaine de vaisseau Adam Bolitho avait étendu une carte sur la table, près des reliefs de son dîner. Tout en l’étudiant, il écoutait les bruits du bord qui lui parvenaient étouffés.

Cela faisait une semaine que la goélette venue du Cap, ainsi que les frégates Walkyrie et Laërte, l’avait quitté. Il avait l’impression qu’il y avait plus longtemps que cela et il s’était interrogé à plusieurs reprises sur les raisons qui avaient pu pousser son oncle à lui écrire de sa main ce mot très bref, joint aux ordres qui séparaient l’Anémone des autres bâtiments. Peut-être ne faisait-il pas confiance à Trevenen. Ses mâchoires se crispèrent de dégoût. Quand il naviguait de conserve avec l’autre frégate, les volées de pavillons n’avaient pas cessé de monter aux drisses. Lorsqu’ils étaient à portée de voix, il avait dû faire de gros efforts pour conserver son calme, car Trevenen passait son temps à hurler des ordres. Il était tantôt mécontent de ne pas avoir de comptes rendus suffisants, tantôt il se plaignait de sa tenue de poste, bref, tout et n’importe quoi. L’arrivée de la goélette avait été une vraie bénédiction. Enfin.

Il se concentra sur la carte. Dans le nord, la grande île de Madagascar, et, au nord-est, les îles françaises, Maurice et Bourbon. Elles étaient particulièrement bien placées pour qui voulait menacer le trafic sur ces routes très empruntées. Et nul ne savait de combien de bâtiments disposait l’ennemi, moins encore quelles bases il utilisait.

Il entendit des cris sur le pont, les hommes de quart se préparaient à virer de bord pour changer d’amure. C’était ainsi depuis leur arrivée dans la zone, chaque jour la même chose, sans rien pour rompre la monotonie du quotidien, sinon des exercices et des exercices sans cesse répétés. Mais pas de punitions. Cela avait été la seule récompense pour ses officiers qui avaient su se montrer patients.

Ce n’était pas comme le vaisseau de Trevenen, songea-t-il. Rétrospectivement, il avait l’impression que, chaque fois qu’il s’en approchait, il avait vu un homme en train de subir son châtiment sur le caillebotis. Bolitho absent de son bord, Trevenen semblait essayer de rattraper les occasions perdues.

Il pensait à la capture de Herrick par ce corsaire, que lui avait annoncée son oncle dans son message. Dans ces eaux, les lettres de marque ne signifiaient pas grand-chose, et les mercenaires n’étaient guère différents des pirates.

Il se surprenait lui-même de ne pas éprouver davantage de sentiments après ce qui venait de se passer. Il avait toujours eu du respect pour Herrick, mais ils n’avaient jamais été très proches et il ne pourrait jamais lui pardonner le traitement qu’il avait infligé à Bolitho, tout en sachant les tourments que devait endurer son oncle à cause de celui qui avait été autrefois son ami.

Puis il laissa ses pensées errer sur la goélette du courrier, alors qu’il avait essayé de la chasser de son esprit. Il avait fait une erreur, une grosse erreur, et il n’en sortirait rien de bon. Mais je l’ai faite. Ces mots mêmes semblaient se moquer de lui. Il avait écrit cette lettre voilà un certain temps, lorsque l’Anémone laissait l’Afrique dans son sillage et qu’un océan succédait à l’autre.

C’était comme s’il lui avait parlé, ou du moins est-ce ce qu’il s’était dit à l’époque. Il avait revécu alors ce moment où ils s’étaient aimés, en dépit de leur douleur et de leur désespoir après l’horrible nouvelle. Pourtant, même sa colère et peut-être la haine qu’elle lui portait ne l’avaient pas découragé. Avec ces milliers de milles qui les séparaient, alors qu’ils ne se reverraient peut-être jamais, le souvenir de leur dernière entrevue s’était progressivement estompé. Lorsque le commandant de la goélette lui avait demandé s’il avait du courrier à lui confier, il lui avait remis la lettre. Il ne pouvait supporter l’idée qu’une passion comme celle qu’ils avaient partagée se termine ainsi.

Une pure folie ; et nuit après nuit, dans la pénombre humide de ses appartements, la pensée du mal que pourrait causer à Zénoria cette pulsion irréfléchie, au bonheur qu’elle partageait avec Keen, l’avait tourmenté sans relâche.

Il prit son café, mais il était insipide.

Où cela pouvait-il bien le mener ? Qu’allait-il faire ?

Peut-être détruirait-elle sa lettre quand elle lui parviendrait. Mais elle n’allait sûrement pas la conserver, fût-ce pour la montrer à son mari…

Quelqu’un frappa à sa porte et son second apparut, l’air méfiant. Martin s’était montré bien meilleur dans son rôle que tout ce qu’Adam avait espéré. Noël approchait et il avait même réussi à susciter l’intérêt chez quelques-uns de leurs marins les plus endurcis. Lorsqu’il faisait frais, pendant les quarts du soir, il avait organisé toutes sortes de concours, depuis la lutte, sport dans lequel il semblait exceller, jusqu’à des courses diverses entre les divisions, des concours de manœuvre dans la voilure ou de manœuvre des embarcations. On distribuait du rhum à titre de récompense, il y avait eu aussi des concours de danse. Ils attiraient de nombreux spectateurs qui applaudissaient vigoureusement les vainqueurs désignés.

Adam avait pour règle de ne jamais se montrer trop optimiste, règle de prudence qu’il avait apprise de son oncle, mais il avait vu ses hommes, embarqués par la presse et indisciplinés, se fondre en un équipage, partie prenante de ce vaisseau dont il était amoureux.

— Qu’y a-t-il, Aubrey ?

L’officier se détendit un peu. Qu’il l’ait appelé par son prénom lui en disait beaucoup sur l’humeur de son jeune commandant. Il voyait bien que quelque chose le souciait depuis qu’ils avaient quitté l’Angleterre. Les tracasseries de Trevenen, le manque d’hommes entraînés qu’il avait dû céder à d’autres vaisseaux, cet océan sans fin peut-être, tout cela devait en être plus ou moins la cause.

Le commandant avait souvent été assez sec avec lui, ce qui le chagrinait, mais il savait en son for intérieur qu’il n’en aurait pas servi un autre.

— La vigie a aperçu une voile, commandant. Enfin, il croit avoir vu.

Il vit un éclair passer dans les yeux d’Adam et ajouta précipitamment :

— Il y a de la brume dans le nord, commandant.

A sa grande surprise, Adam lui fit un large sourire.

— Merci.

Ce n’était pas la nouvelle qui lui avait fait froncer le sourcil, mais le fait qu’il n’ait pas entendu l’appel de la vigie à travers la claire-voie qui était grande ouverte. Un an plus tôt, il n’aurait même pas cru la chose possible.

— Comment est le vent ?

— Il n’a pas trop changé, commandant, du suroît. Bonne brise, à ce qu’il me semble.

Adam retourna à sa carte et mesura du bout des doigts la distance entre les îles comme il avait vu son oncle le faire tellement de fois.

— Qu’est-ce qu’un navire pourrait bien faire dans le coin ?

— Mr Partridge pense qu’il pourrait s’agir d’un trafiquant.

Adam se frottait le menton.

— Et qui irait où, je vous le demande ?

Il lui montra la carte du bout de ses pointes sèches.

— Il a le choix, l’île Maurice ou Bourbon – les autres îles n’ont aucun intérêt. A moins que…

Il se tourna vers son second, le regard soudain brillant.

— Rappelez tout le monde, Aubrey. Envoyez-moi de la toile et établissez les perroquets ! Nous allons aller jeter un œil à cet étranger !

Martin réfléchit une seconde à ce brusque changement d’humeur et se prononça, prudent :

— Ce n’est peut-être rien, commandant ?

Adam lui décocha un grand sourire.

— Et, d’un autre côté, espèce de vieux rat, cela pourrait faire un bien joli cadeau de Noël pour mon oncle, y avez-vous songé ?

Il monta sur le pont pour surveiller les hommes qui avaient déjà grimpés sur les vergues. Les voiles déferlées claquaient et se gonflaient dans le vent qui soufflait par le travers.

Il s’approcha de la lisse de dunette. L’une après l’autre, on bordait les voiles et le pont commençait à s’incliner sous la poussée du vent. Des embruns jaillissaient par-dessus la figure de proue. À travers le gréement, entre les hommes qui s’activaient, nus jusqu’à la taille, il aperçut les épaules luisantes de la nymphe dorée, comme si la poussée l’avait fait jaillir de l’eau.

— La vigie indique qu’il a deux mâts, commandant.

C’était Dunwoody, l’aspirant chargé des signaux.

— Mais la brume ne tombe pas, en dépit du vent.

Partridge, leur maître pilote grisonnant, le regarda, l’air dédaigneux.

— Un vrai p’tit capitain’Cook, voilà c’que vous êtes !

Adam fit quelques pas dans un sens, puis dans l’autre, il était tellement habitué aux anneaux de pont et aux palans des affûts qu’il les évitait sans seulement y penser.

Deux mâts. Était-ce ce mystérieux Trident que Herrick leur décrivait dans le message qu’il avait dissimulé ? À cette pensée, son cœur se mit à battre plus vite. Cela paraissait fort probable, il naviguait seul et c’était un ennemi selon toutes les apparences.

— Hé, là-bas, à étarquer le bras au vent !

Dacre, le premier lieutenant, arpentait le pont principal, les yeux rivés sur les voiles qui se vidaient avant de se remplir une fois encore dans un bruit de mousqueterie.

— Ohé du pont !

C’était une vigie que l’on avait oubliée et dont la voix se perdait presque dans le fracas de la mer qui dévalait dans les dalots, dans le hululement des haubans et des étais. C’était dans ces conditions-là que l’Anémone se montrait à son avantage. La vigie fit une seconde tentative :

— Brick, commandant !

Adam se tourna vers l’horizon. Ainsi donc, il ne s’agissait pas du Trident.

Plusieurs lunettes se pointèrent vers la ligne, rendue trouble par la brume, qui séparait le ciel de l’océan dans l’espoir de découvrir ce que la vigie venait de signaler.

— Ohé du pont ! Commandant ! Il renvoie de la toile et s’éloigne par le nordet !

Adam claqua des mains.

— L’imbécile, il vient de commettre une erreur. Et cette brise de fond de culotte ne va pas l’aider !

Il donna une grande bourrade dans le bras de son second :

— Envoyez les cacatois, Mr Martin, et venez de deux quarts sur tribord. Nous serons sur ce salopard dans moins d’une heure !

Martin ne lui jeta qu’un coup d’œil avant de donner ses ordres aux marins et aux fusiliers qui attendaient là. Il avait l’impression de voir un autre personnage sortir de derrière son masque.

— Mr Gwynne, je veux plus de monde là-haut ! Et vivement !

Lewis, le second lieutenant fraîchement nommé, dit négligemment :

— Voilà qui va nous faire de belles parts de prise, pas vrai ?

Il prit l’air apeuré en voyant l’œil de son commandant se tourner vers lui. Mais il n’avait pas besoin de s’inquiéter, Adam ne l’avait même pas entendu.

Adam se cala contre la lisse et leva sa lunette. La brume se dissipait, comme un grand rideau rosé. Le brick, et ce n’était certainement pas un brigantin, leur montrait pratiquement son cul. La grand-voile s’élevait au-dessus de la mer des deux bords, on distinguait nettement les remous du safran. Il était plein vent arrière.

— Il n’arbore aucun pavillon, commandant !

Adam s’humecta les lèvres, elles avaient un goût de sel.

— Eh bien, d’une façon ou d’une autre, il ne va pas tarder à changer d’avis.

Il se tourna vers Martin, le regard dur :

— Ils vont très vite savoir qui nous sommes, Aubrey.

Le second eut presque le souffle coupé en voyant son expression.

Adam poursuivit :

— Vous voyez ce que je veux dire, hein ? – il souriait comme s’il s’agissait d’une bonne plaisanterie : Nous allons permuter nos uniformes et vous allez vous retrouver commandant pendant quelque temps.

Sans rien comprendre, Martin enfila la vareuse avec ses deux épaulettes usées par la mer.

Adam prit celle du second, aux parements blancs, et conclut en souriant :

— Parfait.

Les hommes qui se trouvaient autour d’eux, occupés à la roue et aux bras d’artimon, s’arrêtèrent pour observer la scène. Adam prit son second par la manche.

— Je vous fais confiance, Aubrey, mais j’ai besoin d’aller y voir par moi-même – puis, reprenant un ton plus officiel, pour ne pas dire pète-sec : J’ai l’intention de l’arraisonner. Rassemblez un bon détachement, mettez quelques fusiliers. Le sergent Deacon me sera précieux.

Il se tourna vers son maître d’hôtel, George Starr, qui arrivait avec son sabre court.

— Je vais le prendre.

Starr restait impassible. Ce n’était pas un Allday, mais il était bon tout de même.

Un peu plus tard, alors qu’ils laissaient porter sur le brick, Adam ordonna :

— Hissez le signal « mettez en panne », Mr Dunwoody. Comme il ne s’exécutera pas, transmettez mes compliments au canonnier et dites-lui d’armer la pièce de chasse, je veux que ce soit lui qui pointe !

Martin revint le trouver, son visage juvénile marqué par une certaine inquiétude.

— Mais, commandant, à supposer qu’ils tentent de nous repousser ?

— Dans ce cas, monsieur, vous leur tirerez dessus !

Adam le regarda, l’air grave, avant de lui donner une tape sur l’épaule désormais ornée d’une épaulette.

— Qui sait, vous pourriez devenir commandant plus tôt que vous ne l’escomptiez !

— Je ne vous en serais pas reconnaissant, commandant !

— Mr Partridge, abattez un brin.

Adam vit l’autre bâtiment émerger du fouillis du gréement lorsqu’ils mirent la barre dessus. Cela dégagerait le champ de la pièce de chasse. Même ainsi, ce ne serait pas facile. Il aperçut un éclat de lumière sur une fenêtre de poupe du brick, d’autres encore, le reflet sur des lunettes que l’on braquait sur eux au-dessus de l’écume. Un petit vaisseau rapide. Il sourit : mais pas assez rapide.

— Gouvernez comme ça !

Ayres, leur maître canonnier grisonnant, ne pouvait pas l’entendre du gaillard d’avant, mais il avait vu son jeune commandant abaisser vivement le bras.

Le tonnerre de départ du long dix-huit livres fit trembler les membrures comme une claque.

Ayres se releva péniblement près de la gueule encore fumante et s’abrita les yeux pour voir le boulet transpercer la grand-voile en y laissant un gros trou noirâtre. Il était trop vieux pour ce genre de boulot, mais les officiers eux-mêmes n’auraient pas osé le lui dire.

On entendit quelques vivats étouffés et Adam vit un pavillon apparaître à la corne.

L’un des officiers grommela :

— Un foutu yankee ! Adieu la chance !

— Il réduit la toile, il met en panne, commandant !

— Que feriez-vous à sa place ? demanda froidement Adam.

Il montra le poing :

— Cassez l’erre, je vous prie, et affalez la chaloupe.

Il se tourna vers Martin, l’air entendu :

— Vous savez ce que vous avez à faire, ne me quittez pas des yeux à la lunette – puis, faisant signe à l’aspirant des signaux : Vous venez avec moi.

Mais il ne vit pas l’air à la fois surpris et heureux du jeune garçon qui salua le commandant. La frégate remonta laborieusement dans le lit du vent, les vergues grouillaient de gabiers occupés à rentrer la toile aussi vite et aussi proprement qu’on aurait pu le faire. Adam se souvenait du commandant de l’Unité, de la lenteur qu’il avait remarquée chez l’équipage mal entraîné de l’Anémone. Il n’en dirait plus autant s’ils devaient se revoir.

Comme on poussait l’embarcation pour l’éloigner des porte-haubans, il aperçut plusieurs de ses hommes qui le regardaient, postés dans les enfléchures ou sur le passavant. Les nageurs se démenaient pour stabiliser la chaloupe. La plupart d’entre eux ignoraient ce qui se passait et encore plus la raison pour laquelle leur commandant avait capelé la vareuse de son second.

Le vent leur était favorable, les hommes souquaient avec vigueur et ils s’approchèrent rapidement du brick jusqu’à distinguer son nom sur le tableau, l’Aiglon.

— Ils ont affalé une échelle, commandant !

Dunwoody se tenait penché à l’avant, son poignard coincé entre les genoux. Sa voix était rauque, mais calme. Il était du même avis que Martin, à savoir qu’une fois à bord on le prendrait en otage.

Adam se mit debout dans le canot qui bouchonnait et cria dans ses mains :

— J’exige de pouvoir monter à bord ! Au nom du roi !

Il entendit des cris étouffés, des quolibets peut-être, et crut voir des éclairs brefs sur des armes.

Un homme qui ne portait ni coiffure ni vareuse était debout à la lisse et regardait avec un air de haine et de mépris la chaloupe en contrebas.

— Au large, vous autres ! Nous sommes un navire américain ! Comment avez-vous pu oser nous tirer dessus ?

Starr, le maître d’hôtel, murmura :

— Qu’est-ce que vous en pensez, commandant ?

Adam resta debout.

— C’est pour la galerie.

Il espérait que son ton était assez convaincant. Il remit ses mains en porte-voix et nota qu’elles étaient froides, en dépit du soleil.

Il sentait presque Martin et les autres qui le regardaient à travers cet étroit ruban d’eau. Sans hésiter, il baissa le bras.

Au-dessus de lui, sur le pont du brick, tous les yeux se tournèrent vers l’Anémone dont les sabords venaient de s’ouvrir. Les affûts de toutes les pièces battantes commencèrent à rouler en plein soleil dans des grincements et de lourds grondements.

— Mais vous êtes fous, bande de salauds !

Le maître du navire fit signe à ses hommes et la porte de coupée s’ouvrit au-dessus de l’échelle qui dansait.

Adam lâcha entre ses dents :

— Dès que nous aurons croché, suivez-moi sur l’échelle, un par un.

Il s’adressa à l’aspirant qui levait la tête :

— Si les choses tournent mal, ramenez-les à bord. Vous avez été parfait.

Il leva les yeux à son tour et attendit que la chaloupe vienne tosser lourdement contre la muraille fatiguée du brick.

Pourquoi avait-il dit cela à son aspirant ? Ils pouvaient aussi être morts tous les deux d’ici quelques minutes si le patron du brick était assez stupide pour se condamner lui-même sous les bordées de l’Anémone. Orgueil, arrogance ? Comment aurait-elle considéré la chose si elle avait été là pour le voir ?

Il s’accrocha à l’échelle et se hissa à bord.

Le pont lui parut rempli de monde, la plupart des marins étaient armés. Le patron lui barra le passage, jambes écartées et bras croisés. Il était furieux.

— Je m’appelle Joshua Tobias. Et vous, bon Dieu, qui êtes-vous ?

Adam le salua.

— Frégate de Sa Majesté britannique Anémone.

Il s’inclina légèrement et crut entendre l’infâme sergent Deacon qui arrivait en haut de l’échelle. Deacon avait été cassé de son grade plus souvent qu’à son tour, à la suite de bagarres à terre. Sa conduite lui avait même valu le fouet, mais, lorsqu’il redevenait sergent, pas question de le toucher. Il portait rarement un de ses fusiliers sur la peau de bouc, un coup de son poing énorme suffisait généralement.

— Comment osez-vous arraisonner mon navire ? Votre gouvernement va en entendre causer dès que j’aurai touché le port, capitaine. Et j’aimerais pas être à votre place !

Les marins commencèrent à murmurer de façon fort peu sympathique. Il suffisait d’une tête brûlée, telle une étincelle dans un baril de poudre.

Adam répondit avec calme :

— Il est de mon devoir de vous mettre en garde, monsieur, toute manifestation de résistance à l’encontre d’un vaisseau du roi sera considérée comme acte de piraterie. En vertu des pouvoirs qui me sont conférés, je dois fouiller votre navire. J’aimerais également consulter les livres de bord.

Quelqu’un cria au dernier rang de la foule :

— Passez donc ce salaud par-dessus bord ! On a déjà soigné des gars de ce genre ! On n’a qu’à s’en débarrasser !

Le maître leva la main :

— Je m’en occupe ! – et à Adam, d’un ton rude : Vous vous attendez à ce que je croie votre commandant capable de tirer sur ses propres hommes ?

Adam resta de marbre.

— Vous ne connaissez pas mon commandant.

L’aspirant Dunwoody cria :

— Equipe de prise à poste, monsieur !

Adam sentait la sueur lui couler dans le dos. Tout cela prenait trop de temps. Il aboya :

— Où allez-vous ?

Le patron répondit négligemment :

— L’île de Rodriguez, cargaison de marchandises diverses. Vous pouvez jeter un œil à mon connaissement si ça vous amuse. Mon navire est un bâtiment neutre. Mais je vous briserai pour ce que vous êtes en train de faire, et votre commandement pareillement !

— Bien sûr, répondit Adam.

Il se tourna vers le sergent :

— Deacon, occupez-vous du pont. Au moindre problème, vous connaissez vos ordres – puis à son maître d’hôtel : Prenez quatre hommes avec vous.

Starr les avait choisis lui-même, et c’était du premier brin.

Mais si le patron disait vrai ? Ils seraient obligés de le laisser aller. Trevenen allait tout lui mettre sur le dos, même son oncle n’y pourrait rien. Cette pensée l’irrita.

— Montrez-moi la carte.

Ils empruntèrent une échelle jusqu’à la minuscule chambre des cartes. Il examina les calculs, peu nombreux et même sommaires, en comparaison de ce qui était d’usage dans la marine de guerre. Le vieux Partridge serait tombé du haut mal s’il avait vu ça.

L’Aiglon n’était pas un négrier. Il n’y avait pas la moindre menotte, ce qui, conformément à la loi sur la traite, aurait condamné sans autre forme de procès tout patron qui en aurait eu à son bord.

Starr, qui se tenait près de l’échelle, hocha la tête.

De retour sur le pont, Adam réfléchit. Des provisions, de la farine, de l’huile, même de la poudre, mais ce n’était pas un crime.

Le patron lui fit un grand sourire et l’équipage émit quelques lazzi. Il cria :

— Bosco ! Dites à ce damné canot de revenir le long du bord et qu’ils ramassent leurs amis !

Dunwoody regardait autour de lui. Il se sentait blessé, il enrageait de voir son commandant ainsi humilié et subir quelque réprimande qu’il était le seul à pouvoir imaginer précisément.

Le bosco était un solide gaillard. Sa chevelure était coiffée à l’ancienne mode, un catogan qui lui descendait presque à la taille.

Adam se tourna vers ses hommes. Le moment était venu de se retirer et le péril était réel. Mais il fit volte-face en entendant Dunwoody qui s’exclamait :

— Le bosco, capitaine ! Il a un coutelas tout neuf !

Adam dévisagea le bosco.

Dunwoody était presque hystérique :

— Avant que nous quittions l’Angleterre, capitaine, j’ai donné la main pour faire le plein et réarmer la goélette…

Il se tut en voyant qu’Adam commençait à comprendre.

— Depuis combien de temps possédez-vous ce couteau ? demanda-t-il à l’homme.

— Cessez de me faire perdre mon temps ! aboya le patron. Ce ne sont pas des parlotes qui vous sauveront !

Les yeux d’Adam lançaient des éclairs :

— Ni vous non plus, monsieur !

Le bosco haussa les épaules.

— Ça fait trois ans que j’suis citoyen américain !

Et il tapa du plat de la main sur le couteau qu’il avait passé dans sa ceinture.

— Un souvenir du temps que je servais sous un autre pavillon, monsieur !

On aurait dit qu’il crachait chaque mot, il ne quittait pas Adam des yeux.

— Très bien, dans ce cas.

Adam effleura du bout des doigts le pommeau de son sabre, il sentit dans son dos les fusiliers qui se raidissaient.

— Mon aspirant vient de me remémorer quelque chose. Cette goélette, c’était la Fille de la Rye. Elle venait tout juste d’être incorporée dans la Flotte et elle a appareillé pour Le Cap un peu avant moi. On n’en a plus jamais entendu parler et nous supposons qu’elle a sombré dans la tempête.

Comment réussissait-il à rester si calme, alors que chaque fibre de son être le poussait à abattre cet homme ?

Le patron l’interrompit.

— Ainsi donc, voilà maintenant que nous sommes des naufrageurs, c’est ça ?

Mais il paraissait moins sûr de lui.

Adam n’y fit pas attention.

— J’ai entendu mes hommes parler de cette goélette, et l’armurier faisait remarquer que c’était le premier des bâtiments de Sa Majesté à avoir reçu ce nouveau modèle de coutelas.

Il tendit vivement la main et fit jaillir la lame nue de son ceinturon.

— Et apparemment, ça ne date pas de trois ans !

Il cria :

— Saisissez-vous de lui.

Tout surpris, le marin recula, désarçonné par ce soudain revirement du sort. Adam ajouta :

— A votre place, je n’opposerais pas de résistance. Notre sergent est connu pour son caractère un peu irascible !

— Mais arrêtez-le ! hurla le bosco. Qu’est-ce que ça peut bien vous faire ?

Adam reprit :

— Nous allons emmener cet homme et, lorsque nous aurons rallié Le Cap, je suis certain qu’il sera puni. Ce coutelas, il l’a certainement trouvé à bord de la Fille de la Rye. Au mieux, il s’agit d’un acte de mutinerie et au pis, de piraterie – je vous laisse le choix. Si, comme vous le prétendez, vous avez servi dans la marine royale, vous savez déjà quel sera votre châtiment – puis, se tournant vers Deacon : Assurez-vous de cet homme !

Deux fusiliers arrachèrent au bosco sa vareuse et sa chemise. Son dos n’était que cicatrices, des zébrures infâmes, profondes. Comme celles des victimes de Trevenen, se dit amèrement Adam. Le patron lui dit :

— Vous êtes à bord d’un bâtiment neutre, capitaine !

Le bosco tomba à genoux, Starr lui prit son coutelas et le jeta sur le pont où il se planta en vibrant, comme un animal vivant.

— Enfant de salaud, qu’est-ce que t’as bien pu faire à un pauv’mat’lot, ça, je me l’demande !

— C’est pas ma faute, monsieur ! – du coup, il en oubliait son accent des colonies : Il faut me croire !

Adam regardait l’homme. Le couteau était de taille modeste et, sans Dunwoody, il ne l’aurait même pas remarqué.

Son ton égal le surprit lui-même.

— Capitaine Tobias, je vais saisir votre navire pour conduire des investigations plus approfondies. S’il se trouve des déserteurs dans votre équipage, ils seront réintégrés dans la Flotte et contraints de faire leur devoir. Quant à cet objet, vous risquez aussi d’être inculpé pour avoir tenté de dissimuler un acte criminel en haute mer.

Il devait se souvenir longtemps de ce que lui avait répondu le patron. Il fit du regard le tour du pont et dit simplement :

— C’est tout ce que je possède.

Qu’aurait pensé Adam si on lui avait retiré l’Anémone avant de le faire passer en cour martiale pour répondre de ses actes ? Cette idée lui ôta tout sentiment de sympathie. Il ordonna :

— Signalez au bâtiment, Mr Dunwoody. Qu’on m’envoie un équipage de prise. Mr Lewis pourra informer le vice-amiral.

Il s’adressa au patron :

— Et ensuite ? Eh bien, nous verrons !

Il vit un canot qui quittait l’ombre de l’Anémone. Cela lui laissait le temps de réfléchir, une chose après l’autre, comme le lui avait appris son oncle.

Le sergent Deacon poussa d’un coup de botte le bosco effondré à ses pieds.

— Et qu’est-ce qu’on fait de ce machin, monsieur ?

— Mettez-lui les fers et descendez-le dans la chaloupe.

— Je trouve, lui dit le patron, que vous faites preuve de beaucoup d’autorité pour un simple lieutenant de vaisseau !

— Je vous ai menti, je commande l’Anémone. Capitaine de vaisseau Adam Bolitho, pour vous servir !

Voyant son air accablé, il reprit froidement :

— Dites-moi quelle est votre destination réelle, capitaine Tobias. Si vous étiez un ennemi, je vous respecterais. Mais quiconque tente de s’en prendre à mon pays sous couvert de neutralité ne doit s’attendre à aucune pitié de ma part.

On entendait des cris à bord de la seconde chaloupe. Adam voyait le combat qui se livrait chez son interlocuteur. Le bosco lui cria :

— Mais dites-lui donc, espèce de lâche ! Je ne vais pas danser au bout d’une corde pour vos beaux yeux !

Il essaya de se débattre lorsque des fusiliers lui passèrent les fers.

— Une île, l’île de Lorraine ! C’est là-bas qu’on va !

Adam se tourna vers le patron qui s’était affaissé.

— Voyez-vous, capitaine, vous avez laissé passer votre dernière chance. Quel dommage.

Des renforts arrivaient et il leur cria :

— Emmenez-le, celui-là aussi !

Lewis, la coiffure de travers, essayait de se frayer un chemin dans la cohue. Il lui ordonna :

— Désarmez ces hommes et assurez-vous que les fusiliers ne les lâchent pas des yeux.

Il regarda la chaloupe pousser et détourna le regard. Il ne pouvait supporter le spectacle de Tobias, à l’arrière, qui contemplait son navire qu’on allait lui arracher.

Il dit à Lewis :

— Faites route vers Le Cap et allez vous présenter à mon oncle. Je vais vous confier des ordres écrits. Vous pouvez y arriver ?

Il vit Starr qui donnait un coup de coude au sergent. Ils savaient sans doute que, si Lewis était désigné pour prendre la prise en charge, c’était tout simplement parce qu’il était le moins compétent des trois lieutenants de vaisseau de la frégate.

— Et prenez l’avis de Deacon. Il a déjà connu à une révolte à bord d’un négrier par le passé, il sait comment faire.

Il posa la main sur l’épaule de l’aspirant ; elle était brûlante, comme s’il avait de la fièvre.

— L’île de Lorraine, Mr Dunwoody. Un endroit désolé, et pas très loin de l’île Maurice ou de l’île Bourbon. J’aurais dû m’en douter. Si vous n’aviez pas été là… – il le secoua doucement : Bon, ne pensons plus à cela. Nous rentrons à bord.

On désarmait l’équipage du brick avant de le répartir par équipes de quart. Toute résistance avait cessé.

Une fois retourné à son bord, Adam expliqua immédiatement à Martin, au premier lieutenant Dacre et, naturellement, au vieux Partridge, ce qui s’était passé.

— Ce brick transporte assez de ravitaillement pour un gros vaisseau, et nous aurions peut-être découvert d’autres preuves si nous avions eu le temps de le fouiller vraiment. Mon secrétaire va rédiger des ordres pour Mr Lewis. Ensuite, à nous de jouer.

Martin s’exclama :

— Il risque de mettre des semaines à retrouver nos bâtiments, commandant !

Adam leur fit un sourire.

— Enfin, Aubrey, je ne crois pas avoir parlé d’attendre.

Starr arrivait, serrant le coutelas dans sa main. Adam reprit :

— Sans cette lame toute bête et si Dunwoody n’avait rien remarqué… – il sourit de toutes ses dents : Mais nous avons déjà assez d’ennuis comme cela, non ? Allons-y !

Partridge réprima un petit sourire narquois. Il avait l’impression d’entendre son oncle.

 

Une mer d'encre
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